Incroyable expérience qu’est la lecture des quatre volumes du Buru Quartet (Le monde des hommes, Enfant de toutes les nations, Une emprunte sur la terre, la Maison de verre, parus chez Zulma, 2017) de Pramoedya Ananta Toer.
L’histoire commence à la fin du XIXè siècle où Minke, jeune homme issu de l’aristocratie javanaise, termine son cursus en tant qu’élève de l’HBS (école secondaire réservée à l’élite et où, à la fin du XIXè il était encore rare d’avoir un « indigène[1] » dans les rangs). À la croisée des chemins, Minke doit trouver le sien. En sortant de l’école, il a la tête pleine d’idéaux et sa vision du monde est colorée par ce qu’il a appris dans les écoles occidentales. En lui se confrontent deux mondes totalement opposés. Jusqu’à là fin de la première guerre mondiale, le lecteur suit l’évolution de Minke dont la pensée évolue au fur et à mesure de son parcours et de sa confrontation avec la réalité bien dure de la vie d’adulte. Doté d’une intelligence hors du commun, il va persévérer, oser remettre en question ses idées et devenir un précurseur de la pensée libre indigène, ouvrant la voie à la renaissance des identités de l’archipel. Au cours de cette longue lecture en compagnie de Minke, le lecteur a de quoi se questionner sur les rapports de dominance basés sur une vision hiérarchique et profondément raciste des peuples, conférant le haut du l’échelle aux « purs blancs » (et aux Japonais !) et le bas aux indigènes avec entre eux encore, une hiérarchisation particulière selon les régions d’origine et le système de castes. Au milieu, les métis et les étrangers (comme les Chinois) tentent de se faire une place plus ou moins sûre (dans la classe moyenne notamment). Les quatre volumes traitent de l’oppression et la triste résignation des opprimés, la perte des repères et du sens profond des symboles et légendes ancestraux, d’une justice et d’une éducation organisées en fonction des appartenances ethniques et surtout limitées au strict minimum pour la majorité des « indigènes ». Le Buru Quartet est une fresque immense qui nécessite plusieurs lectures tant les niveaux et les couches d’informations sont nombreux. Une grande variété de thèmes y est traitée : accaparement des terres à la base des plantations (encore à l’œuvre aujourd’hui), corruption des autorités locales traditionnelles par le pouvoir colonial, travail forcé facilité par le détournement d’une tradition de travail collectif/communautaire, santé et épidémies de variole, la condition des femmes, la place et le rôle de l’Islam, l’héroïque résistance des Balinais et leur chute sous les ordres sanglants du Gouverneur van Heutsz, l’organisation d’un pouvoir colonial de type dictatorial, loin, très loin des libertés défendues « au Pays » (les Pays-Bas), … Et pourtant. Si l’indignation a toute sa place dans ce long récit, la haine, elle, y est absente. Le Quartet consacre une place non négligeable à certains idéaux occidentaux, aux connaissances et inventions de la modernité, loin du rejet pur et dur, binaire, haineux de l’oppresseur. Cette attitude révèle l’humaniste hors du commun derrière la plume de Pramoedya Ananta Toer, alors que ce dernier a connu non seulement les geôles coloniales mais aussi celles de ses compatriotes. La plus longue et plus éprouvante de ses emprisonnements fut justement celle qui lui a été infligée sous le régime de Suharto, entre 1965 et 1979, sur l’île de Buru…où il a d’abord raconté ce récit aux codétenus avant de l’écrire pour qu’il s’inscrive dans la postérité.
La symbolique déracinée
Quand j’ai tourné la dernière page du quatrième volet du Buru Quartet, la maison de verre, j’ai eu la sensation d’avoir vécu une expérience hors du commun. C’est que le quatrième volume prend par surprise, d’une manière si originale, si audacieuse qu’il m’est impossible d’en révéler le moindre détail ici au risque de spoiler le dénouement de ce chef d’œuvre. À l’issue de la lecture des 2000 pages (environ) des quatre volumes, le sentiment qui domine est celui d’avoir reçu en confidence un regard acéré sur les effets de la colonisation sur plusieurs peuples, Javanais, Balinais, Madurais, Sundanais…À travers ce récit, je suis devenue témoin du processus entamé de désintégration de cultures de sociétés millénaires, comme celle des Javanais qui, soumis au phénomène d’acculturation sous la domination occidentale, avaient fini par perdre l’essence de leur culture, la conscience de sa valeur intrinsèque, n’en gardant souvent plus que les stigmates composés de superstitions et des légendes certes encore transmises oralement ou dansées mais dont l’utilité profonde se perdait. Les occidentaux (Néerlandais la plupart du temps) ne tarissaient pas d’éloges sur la beauté des vêtements, de l’artisanat, danses, chants et les fameux théâtres d’ombres, mais c’était pour mieux nier leurs fondements. Pourquoi ? Simplement, par leur regard sur la vie, leur position vis-à-vis de la nature, à l’opposé des autochtones, les occidentaux n’étaient pas capables d’en saisir le sens profond. Relégués à l’esthétique et à de simples superstitions, les légendes ancestrales, ces usages traditionnels où prédominaient la symbolique comme vecteur de sens, un fois dévalorisés, n’ont progressivement plus permis de guider l’individu « indigène » dans les étapes de sa vie ni d’organiser les collectivités. Les sociétés traditionnelles basées sur l’unité avec la nature et de nombreuses strates symboliques et complexes, n’étaient pas armées pour résister au rouleau compresseur du pragmatisme occidental et cette modernité qu’elle prenait avec elle dans ses valises.
Dans « le monde des hommes » et « Enfant de toutes les nations » plusieurs scènes décrivent les rapports entre Minke et sa mère (et le reste de sa famille). Minke, qui a reçu une éducation néerlandaise à l’HBS, a tourné le dos à son éducation javanaise traditionnelle. Or, sa mère est très attachée à la tradition et aux préceptes des ancêtres. Minke est admiratif des valeurs de la révolution française et voit en Multatuli (Eduard Douwes Dekker, écrivain néerlandais de « Max Havelaar »), un exemple à suivre, une pensée à développer plus avant. Alors qu’il est loin de sa famille pour faire ses études à l’HBS de Surabaja (et logé par une famille métisse dont le père est un vétéran de la guerre d’Aceh), il ne répond pas aux lettres que sa mère lui envoie. Il ne prend même pas la peine de les ouvrir, tant il est absorbé par sa vie présente et son désir de s’inventer un avenir propre à lui, un futur où il serait libre… libre du poids des traditions mais aussi libre de sa condition « d’indigène ». Lorsque Minke retrouve sa mère contraint et forcé (son Bupati de père le fait ramener manu militari par un policier), la culpabilité et l’amour qu’il porte à sa mère le rattrapent. Quand sa mère lui parle avec son langage entièrement teinté de symbolique, chargé de métaphores, lourd de tradition, et qu’il lui répond à sa façon, l’on voit deux êtres qui s’aiment et se respectent mais qui vivent dans des silos fermés sans espoir de trouver un point d’intersection. Un fossé s’est creusé entre Minke et sa famille. Son père, tout à la solde du gouvernement colonial et convaincu de son propre prestige, désapprouve la direction que prend son fils. Ce dernier est incapable de lui faire comprendre l’asservissement de son peuple et l’indignation qui monte en lui. Il est incapable aussi de voir quelque utilité dans les paroles de sa mère, sauf d’y déceler l’amour qu’elle lui porte et le respect qu’il lui doit. Sauf, plus tard, à l’occasion de son mariage, où la mère de Minke vient préparer son fils en lui soufflant les pensées ancestrales que tout homme javanais doit garder avec lui sur le chemin de la vie. Des larmes chaudes courent sur les joues de Minke qui réalise combien lui-même se trouve à la croisée des chemins : de sa vie, des temps et des civilisations.
Plus j’en apprends sur la colonisation des quatre coins du monde, plus il me semble que le pire des crimes est peut-être celui-ci : celui de faire perdre les repères à un peuple en étant déraciné de son histoire et de sa symbolique. Car ce n’est pas une vie ni même des milliers de vies, qui se perdent ainsi. Mais des générations entières passées et à venir. La culture et sa symbolique, sont le conscient et le subconscient de peuples, toute la richesse qui devrait normalement subsister à travers les temps. Même si elle évolue, la perte d’une culture, surtout la perte de la valeur qui devrait lui revenir, quand elle n’est pas naturelle, comme une mort non naturelle, est la pire des pertes. L’effet de cette perte se voit aujourd’hui à travers le calvaire des aborigènes ou des indiens d’Amérique qui n’ont pas les moyens de se repenser un avenir, mais aussi dans les pays “libérés” (les guillemets ne sont que trop discrets) qui souffrent des trous béants creusés dans leur identité et des cicatrices crées par des frontières arbitraires.
À plusieurs reprises, l’auteur fait référence à un temps où la culture javanaise était à son apogée. Lorsque celle-ci fut précipitée dans une chute lente mais irréversible, la corde invisible qui liait le peuple javanais à sa culture ancestrale s’est progressivement rompue. Voici un des extraits où l’auteur l’évoque :
“… la chute de Majapahit avait entraîné la chute de la civilisation indigène. La nation vibrante qui avait entretenu de nombreux contacts commerciaux avec les grandes civilisations d’Asie, s’était retrouvée incapable de défendre ses voies maritimes. Elle s’était alors enfoncée peu à peu dans l’abrutissement, coupée de la haute culture, toujours plus arriérée et plus pauvre, finalement réduite à rêver et à ressasser ses illusions. “
À propos de Minke, le héros des quatre volumes du Buru Quartet.
Minke, c’est son surnom. Son vrai nom, on ne le connaîtra pas. Il est un Raden Mas, plus haut titre masculin de l’aristocratie javanaise. Il est fils de Bupati, un régent (haut fonctionnaire) indigène, nommé par le pouvoir colonial néerlandais pour administrer un Kabupaten (territoire composé de 4 ou 5 districts) sous la supervision d’un résident adjoint néerlandais. Une place de prestige de façade, apportant confort économique et reconnaissance sociale mais dotée in fine d’un pouvoir de pacotille finement contrôlé par le pouvoir colonial.
Minke tient son surnom d’une altercation avec son professeur d’école primaire qui, ne supportant pas que ce petit « indigène » ait du répondant, explose en l’insultant avec un mot qui ressemble à celui de singe… Minke qui choisira de porter ce surnom toute sa vie, ira même jusqu’à refuser les faveurs liées à son statut, sauf dans quelques situations où il se trouvera confronté à la justice coloniale… qui fonctionne à de multiples vitesses en fonction des origines des administrés. Minke, jeune et beau javanais se trouve à la croisée des chemins. Doté d’une intelligence hors du commun, admiratif des idéaux de la révolution française et de la plume de Multatuli, il se destine d’abord à un avenir d’écrivain en passant par le journalisme. Mais quand des amis – dont un artiste français – lui disent qu’il devrait écrire non pas en néerlandais mais dans une langue indigène, le malais par exemple (plus facile à utiliser pour la vulgarisation que le javanais très complexe en fonction des codes de politesse), Minke se sent insulté. Sa maîtrise du néerlandais est une preuve d’éducation, son espoir de sortir du lot, de se réinventer un autre destin.En effet, les langues indigènes étaient considérées subalternes, primitives. Même lui, javanais aristocrate – ou surtout lui – n’y voit pas un intérêt particulier d’écrire en malais ou en javanais. Ou du moins, il ne voit pas (encore) à quoi cela pourrait bien lui servir d’autre qu’à le cantonner dans sa condition d’indigène subalterne. Seule compte donc la reconnaissance sociale, selon les codes du pouvoir colonial en place. Pourtant, les premiers écrits de Minke relatent les injustices subies par les populations rurales, des histoires de jeunes filles forcées à devenir des Nyai (concubines) de dirigeants néerlandais de grandes plantations (de sucre dans l’histoire). Lors d’un voyage dans les terres de Java, Minke voit de ses propres yeux le calvaire des populations rurales, la politique systématique d’accaparement de terres passant par une fausse « location » des parcelles réduisant les paysans à la pauvreté et à la faim, les forçant à travailler pour la plantation, la souffrance des « va nus pieds » devenus simples journaliers sur leurs terres ancestrales, mais aussi la faim au quotidien, la variole, le calvaire des femmes et des jeunes filles. Il croit dans un premier temps que ses écrits qui témoignent de ces horreurs intéresseront les lecteurs d’un journal local qui l’emploie de temps en temps. Mais voilà qu’il se fait remballer sèchement, menacé d’ennuis judiciaires s’il devait insister à faire paraître ces histoires. Une prise de conscience de plus pour un jeune homme épris de justice et de liberté.
C’est une Nyai qui fera de lui un homme. Elle est la mère de sa future première épouse, Annelies, une jeune et très belle métisse à la santé fragile. Nyai Ontosoroh est une femme hors du commun, qui, offerte à un occidental par son père pour qu’il maintienne sa position de comptable dans la plantation, parvient à tirer le meilleur parti de sa nouvelle situation malgré le quotidien avec un homme qui abuse d’elle tout en prétendant l’aimer. Ce dernier va lui apprendre à lire et à partir de là, elle étend ses connaissances à de nombreux domaines. Plus sa connaissance des sciences et des lettres occidentales s’étend, plus Nyai prend le pouvoir sur son destin, dirige la maison et les affaires, sans jamais renier ses origines et le chemin parcouru. Et à tout moment elle cultive une soif de justice avec une lucidité qui ouvrira les yeux de Minke. Le père des enfants de Nyai, monsieur Mellema, finit par sombrer dans la drogue (opium) et la folie, rattrapé par ses démons. Nyai continue à faire tourner « la boutique » familiale d’une main de fer. Mais l’histoire tourne au vinaigre quand le fils légitime du père d’Annelies réclame son dû à la mort de son père et envoie Annelies (sa demi-sœur) sous tutelle aux Pays-Bas, profitant de la non-reconnaissance officielle de son mariage musulman avec Minke. Quand Nyai et Minke finissent par tout perdre, Minke part pour Betawi. Il est connu et reconnu pour ses écrits mais part étudier à la Stovia, haute école sélecte d’où sortent des médecins d’état. Fait marquant : les indigènes y étaient obligés de se vêtir d’habits traditionnels et de laisser de côté leurs vêtements européens. À l’intérieur de l’enceinte de l’école il fallait à tout prix maintenir les strates hiérarchiques en place…
Le destin rattrape encore Minke, qui tombe amoureux d’une chinoise révolutionnaire, et le lecteur découvre l’importance de la communauté chinoise dans les Indes néerlandaises. Minke ne finira pas ses études à la Stovia. C’est ce qui le mènera à se mettre à son compte, à s’organiser et s’entourer de personnes de confiance, à s’inspirer du militantisme de sa femme pour in fine créer une première association indigène dont le but est d’œuvrer pour améliorer le quotidien des populations indigènes. Pensant bien faire, il fonde une première « Syarikat » (association) avec des Priyayi (des fonctionnaires subalternes aux Bupati). Mais le projet déçoit car rencontre des limites liées à la corruption et la soumission des fonctionnaires. Trop craintifs de perdre leur statut, ils ne sont pas désireux de prendre le moindre risque pour les populations rurales. Mais un projet remarquable rencontre un franc succès : c’est un journal très spécial, auquel est donné le nom de Medan. Celui-ci, rédigé en malais, s’adresse au plus grand nombre. Il a pour objectif d’aider les « indigènes » à se défendre lorsqu’ils sont victimes d’injustices, en utilisant la loi en vigueur aux Indes coloniales. Minke peut compter pour cela sur le dévouement d’un juriste néerlandais qui sera son plus fidèle ami jusqu’à la fin de l’histoire…
Petit à petit l’influence de Minke va grandissante. S’il attire l’attention du Gouverneur Général van Heutsz dans un jeu de chat et de la souris plus ou moins sous contrôle (il est régulièrement convoqué chez le Gouverneur, invité à vivre à Buitenzorg, tout près du palais), sa situation se complique quand le gouverneur van Idenburg prend la place de son prédécesseur. La fondation d’une nouvelle association, la Syarikat Islam (Minke cherchait à unir sur un plus grand dénominateur commun et avait trouvé l’islam et la classe moyenne), est le début d’un grand succès mais aussi de plus grands problèmes pour Minke. Le journal Medan finit par connaître un succès sans précédent et la voix de Minke est portée dans les quatre coins de l’archipel. Minke découvre le pouvoir du boycott et des actions collectives commencent à se produire. Depuis le Gouvernement colonial, un contrôle renforcé se met en place. Un homme tissera une toile autour de notre héros. Son nom est Pangemanann. Il est Madurais mais son parcours est, à l’instar de celui de Minke, lui aussi hors du commun. Adopté par un couple français, ce Madurais a vécu à Lyon et étudié à la Sorbonne. Il retourne néanmoins « au pays » avec sa femme (française) et ses enfants pour servir en tant que commissaire de police. Fort de ses talents, de sa connaissance des langues et de sa formation universitaire, Pangemanann gravit les échelons. Mais il le fait en commettant des crimes pour servir le pouvoir colonial. Il le fait en reniant ses valeurs (chrétiennes), en délaissant sa famille en dépit de sa conscience, ce qui finit par se retourner contre lui. Mais c’est plus fort que lui. Il est esclave de son ascension sociale. Minke, lui, est tout ce que Pangemanann ne pourrait jamais être. Pourtant Pangemanann le considère comme son maître ! Et dépasser son maître en l’anéantissant devient sa seule raison de vivre. Comme décrit dans le court résumé de la Maison de Verre (quatrième et dernier volume du Buru Quartet), Pangemanann devient le double obscur de Minke : « Le commissaire Pangemanann, d’abord tiraillé par sa conscience face à un homme qu’il admire, ne s’embarrasse bientôt plus de scrupules. Espionnage, intimidations, arrestations, attentats, tout est bon pour détruire Minke et son œuvre. Mais les enjeux de cette lutte pourraient bientôt dépasser Pangemanann, qui apparaît de plus en plus comme le double obscur de Minke ». Impossible donc de ne pas y voir une scène de Wajang Kulit, le célèbre théâtre d’ombres dirigé par son Dalang (metteur en scène et montreur de figures). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que Minke répète longtemps à sa mère, pour taire ses inquiétudes, qu’il compte devenir un Dalang.
[1] Indigène est le terme utilisé dans les quatre volumes pour désigner les autochtones